Gloria Steinem, l’habitat nomade
Itinéraire d’une autre vie domestique
« A présent, je sais que, pour moi, la route est permanente et l’installation provisoire ».
En ces temps d'isolement et d’incertitude, il est bon de trouver de nouveaux horizons et de s'intéresser à d’anciennes façons de faire. Nous travaillons toute l’année à rendre l’intérieur des gens plus soigné et, ces temps-ci, l’intérieur prend une dimension inédite. Nous pourrions parler de grands architectes, de grands designers mais il est parfois nécessaire d’explorer d’autres vallées pour mieux comprendre la sienne.
L’espace domestique est notre joie quotidienne et nous avons compris rapidement qu’il était différent pour chacun. Aujourd’hui, nous prenons le temps d’explorer celui de Gloria Steinem. Femme exceptionnelle à bien des égards, sa vision de l’habitat nous a semblé être un excellent point de vue à partager en ces temps immobiles.
D’Heureux Nomades
Le personnage principal de "ma vie sur la route" est le voyage. C'est l'histoire d'un ancrage dans le mouvement, dans la route qui défile. Gloria Steinem raconte son itinéraire comme une construction de soi alternative. Elle cherche à relier son enfance, faite de voyages et de découvertes, à la femme militante, écrivain, et journaliste qu’elle est devenue. Le lecteur voyage à ses cotés à travers les Etats-Unis d’abord, en Inde ensuite, puis rentre avec elle au pays. Ce qui a des allures de voyage initiatique prend bien vite des contours plus singuliers.
« L’horreur du domicile dont souffrait mon père est une affection si commune, en particulier parmi les hommes, que Baudelaire lui a donné un nom : la Grande Maladie. Il avait été élevé dans un appartement où les repas étaient servis à heure fixe, où seul le tic-tac de l’horloge sur la cheminée rompait le silence. Le psychiatre et psychanalyste Robert Seidenberg, qui a étudié les femmes évoluant dans ce type de foyer immuable, parle de « traumatisme de l’absence d’événement ». Petit garçon, mon père dut en souffrir. C’est pourquoi il poussa la pendule de sa vie à l’extrême opposé ».
Tout commence en enfance donc. Il est rare pour une femme de ne pas voir le foyer érigé comme une grande victoire de la vie. Ligne d’arrivée suprême, elle a eu tendance à se refermer sur elle comme une cage. La jeune Gloria s’interroge sur ces clôtures traditionnelles. Le premier habitat qu’elle connaît est l’intérieur de la voiture familiale. Elle nous transmet ainsi l’idée que le foyer nait là où les personnes qui le composent trouvent leur place.
L’idée de fuite en avant n’existe pas car il n’y a ni départ ni arrivée. Embrasser la route. Étant aujourd’hui enfermés dans nos maisons, la route, le chemin, l’itinérance trouvent en beaucoup un nouvel écho.
Très vite, Gloria sent la marginalisation qui touche les habitants itinérants. Vus comme des gens de petites vies, de petites ambitions, c’est plus souvent les minorités qui se déplacent au gré des saisons, des travaux agricoles ou ouvriers. Steinem aborde les préjugés qui pèsent sur sa famille libre et voyageuse. Quand son enfance l’y confronte, elle perçoit pourtant dans la façon de vivre de son père, un équilibre autonome et particulier. Et la quiétude du père déverrouille les peurs de l’enfant. On cherche à souvent à voyager à travers les films, l’art, la musique maintenant que nous sommes prisonniers de nos foyers. Mais Gloria n’invite pas son lecteur en voyage ou en promenade.
Elle nous montre que les cloisons de sa maison sont invisibles et mobiles, qu’elles la protègent et la réconfortent profondément. Ses racines sont au moins aussi profondes que celles d’une maison en pierre et en ciment.
La vision de ces nomades, pas plus malheureux que d’autres, remet en question les chemins standardisés d’hier et d’aujourd’hui. En premier celui de la sédentarité obligatoire et de la valorisation d’un foyer immobile. Nous visitons sans cesse des maisons, des appartements, des terrains. Pourtant l’une des phrases que nous entendons le plus est certainement : « pour cinq ans, pour deux ans, pour l’instant, pour maintenant… »
Nous sommes tous nomades à notre rythme.
crédit : @maggiestephenson
Une clôture grande ouverte
«J’ai longtemps cru que cette existence était temporaire, qu’un jour je serai adulte et installée»
La jeune Gloria a longtemps attendu que l’aspect différenciant de sa vie prenne fin. En vain. Après l’université, elle entreprend de voyager et de découvrir, et finalement atterrit à New York, qui n’est en fait que son point de départ. Elle ne cherche pas de logement. Pas vraiment, pas au sens traditionnel.
« Aujourd’hui, avec le recul, je ne dirai qu’une chose : dans ce genre de situation, si vous vous sentez attiré vers un événement en dépit du bon sens, c’est que l’univers essaie de vous dire quelque chose. Foncez. »
Ainsi, Gloria Steinem nous conduit à observer son cheminement : se consacrer à trouver son centre en tous endroits, à se sentir chez elle dans le mouvement. On retrouve ces notions dans nombre de méthodes de méditation aujourd’hui.
L'intérieur appartient au domaine de l'intime. Nous entrons chez les gens et nous mettons notre expertise au service de leur mode de vie. Nous n'avons encore jamais été appelées par un nomade mais certains de nos clients qualifient leur habitat de « base ». Grâce à eux, chaque projet est différent, grâce à eux notre créativité est renouvelée chaque fois. Leur choix de vie les emmène dans des chemins parfois audacieux, inconnus et nous sommes, comme le lecteur de Gloria, là pour la route. Pour préparer l'avenir et exposer les souvenirs. Bien souvent nous créons de la place pour de vieux rêves dépriorisés.
L'habitat est le support de l'habitant, et à cet égard, Gloria nous ramène à considérer nos vies selon les priorités qui nous sont propres. Dans une interview donnée à Oprah, elle partage qu’elle a été éduquée dans l’idée qu’un foyer n’existait que dans la mesure où il abriterait mari et enfants. Elle nous éclaire sur l’idée d’ancrage. Ne pas limiter sa vue, mais se nourrir d’idées et de rencontres.
Son audace la plus grande à cette période est certainement de vivre sans point de chute quand il n'y a ni téléphone portable, ni email. Dans le livre, parlant d’un événement où elle est conviée, elle livre ce glissement certain :
« Pour toutes ces raisons, j’avais décidé de ne pas y aller… jusqu’au moment où je me retrouvais en route. »
Temps et possessions
La nécessité de la possession ne s’exprime pas chez Steinem car elle n’est pas élevée dans la peur de manquer. La manie d’accumuler. Sa soif de découverte est entièrement comblée par les expériences plutôt que par les objets. La visite de son intérieur actuel pourrait aisément contrarier ces dernières affirmations mais l’attitude de l’auteur à leur contact est très parlante : à travers les objets, c’est le temps qui s’exprime. L’image dans le cadre est un souvenir, l’art est un rappel d’une rencontre : l’objet ne meuble pas plus qu’il n’habille : il est à l’image de Steinem, un messager du temps présent.
"Je peux partir parce que j'ai une maison qui m'attend. Je peux rentrer parce que je suis libre de partir. C'est l'alternance qui donne toute sa saveur à chacun de ces modes de vies. C'est à la fois très ancien et très moderne. Nous avons besoin des deux."
Cet appartement représente finalement quelque chose de précieux aux yeux de Gloria : l’équilibre de son foyer. Elle transporte là où elle le souhaite sa chambre à elle et finalement elle nous enseigne comment désapprendre certaines peurs : celle de tout perdre, celle des autres.
« C’est le voyage qui a créé ma vie sédentaire, et non l’inverse »
Gloria identifiera que ces années de foyer transporté lui permettent d’échapper à la formation de certains préjugés de genre souvent ancrés chez les enfants à l’école. Elles feront d’elle une merveilleuse lumière dans la nuit pour nombre de personnes attentives. Celle qui voyage, erre et découvre s’enracine dans chaque état qu’elle visite et chaque personne qu’elle rencontre.